Bon comme j'arrive pas à me mettre à bosser, serait peut-être temps que je te raconte un peu cette fameuse thèse et sur quoi je bosse (vu qu'on me demande souvent... et que bon, ça fait 4ans que jsuis censé le faire :D) https://twitter.com/lyingrain/status/1215366131898355721
Je fais une thèse en études théâtrales, plus précisément, je suis spécialisé en dramaturgie (en gros je dissèque comment les pièces sont construites, comment on raconte, dans quel contexte, ce qu'on raconte, avec quels outils, etc). En bref jsuis lpote chiant capable de te
spoiler toute ta série dès le premier épisode 😎(mon silence s'achète avec du caramel et du chocolat).
Pour ce qui est de la thèse, je travaille sur les pièces de théâtre écrites en plusieurs langues. Attention, je ne parle pas d'une pièce qui aurait été traduite dans plusieurs
langues, mais bien d'une pièce qui dès le début a été pensée et écrite dans plusieurs langues. Genre, différents persos parlant chacun leur langue. (c'est la modalité la plus fréquente mais j'y reviendrai) Un peu comme dans Vikings si tu veux, les vikings parlent le norrois,
les Anglais parlent anglais et les Français parlent français. D'où l'importance d'Athelstan, le moine qui parle plusieurs langues.
Là c'est pareil, sur scène, les persos vont parler différentes langues.
Alors, comme tout le monde depuis mon M1 (parce que c'était déjà mon sujet de mémoire)(je suis du genre têtu), tu vas sans doute me dire "ça doit quand même être pas mal rare en fait".
Et bien... pas tant que ça... et de moins en moins. Rien qu'au @tnbrennes TNB, on en a 2-3/an.
Alors certes, jvais pas te dire que ça devient un courant majeur, mais il y a clairement quelque chose qui est en train de se parler dans le milieu théâtral autour de ça.
On peut soupçonner la mondialisation. On est beaucoup plus en contact d'autres langues qu'avant. Les équipes
artistiques elles-mêmes sont aussi plus fréquemment plurinationales, donc plurilingues. Le fait de tourner parfois à l'international confronte aussi à ça plus fréquemment.
Mais pas que.
Alors tu vas peut-être me dire aussi "mais on doit rien comprendre !". Et c'est là que ces pièces sont franchement fascinantes, parce que figure toi que... si. On comprend. On comprend plein de choses. Pas toujours les mots soit, mais on comprend. Et c'est précisément là-dessus
que je bosse. Qu'est-ce qui se passe dans ces pièces qui fait que le public ne ressort pas en râlant de n'avoir pas compris ce qui s'est dit ? Qu'est-ce qu'on comprend ? Comment ? Parce que les dramaturgies plurilingues sont quand même un théâtre texto-centré... donc on pourrait
supposer que ne pas comprendre le texte serait un frein non négligeable.
Sauf que c'est pas le cas.
L'usage des langues dans ces pièces permet un TAS de choses. Comme pour dans Vikings par exemple, ça permet l'identification à un perso : comme un perso, on va ou non comprendre
ce qui se dit. On va partager ses frustrations, son besoin de réponse, sa recherche de sens.
Mais ça permet aussi de rendre très clair des conflits. Parce que refuser de faire l'effort de parler la langue de l'autre, ou de rendre la sienne accessible, c'est des choses qu'on
chope très vite. Les divisions et dissensions peuvent ainsi nous sauter à l'oreille sans que la narration ait besoin de s'en encombrer.
Ça permet aussi de dessiner plus largement les rapports entre les persos. Qui comprend qui? Qui est lié à qui? Qui se range dans le camp de qui?
La langue vient dessiner les nous et les eux. Les dessiner et les redessiner.
Ça sert aussi à référencer. La langue va servir à te dire où et quand on est, comme le ferait un costume ou un élément de décor finalement. On a d'ailleurs souvent beaucoup d'infos de donner (trop @_@)
mais aussi des citations, des bouts de chansons, de slogan, etc. Autant d'éléments qui vont permettre de pinpoint où quand qui on est...
Tout ça, même si tu comprends pas les mots, tu vas l'entendre.
Ce qui me (sur)fascine dans ces pièces, c'est le nombre de paradoxes qu'elles recèlent. Y a cette vieille croyance qui est que au théâtre y a forcément un texte (merci Aristote), alors que bah non, pas forcément.
Les dramaturgies plurilingues viennent poser un truc étrange là dessus : elles sont donc centrées sur le texte, mais comme une bonne partie ne nous est pas forcément accessible, c'est le son de ce texte qui va primer. (d'où mon résumé de base :D) On n'a pas accès au sens, nous
reste le son. Si bien qu'on en revient finalement à quelque chose de très physique : comment on prononce ? quel son ça fait ? quelle place ça occupe ?
D'ailleurs, la musique est extrêmement présente dans ces dramaturgies. Déjà à cause du son des langues mis en avant. Mais aussi
parce que c'est souvent une solution utiisée par les personnes pour fonctionner ensemble, ou parce que la structure de la pièce va obéir à une structure musicale (calque sur l'oratorio, structure coupler / refrain, versification, etc). C'est un rapport complètement différent à la
langue qu'on nous propose là. Ce qui est important est moins ce qui est dit que comment on le dit. Pourquoi cette langue et pas une autre ? Comment on passe de l'une à l'autre ?
D'ailleurs, les modalités d'accès au sens sont multiples. Soit vous en savez pas plus que les persos,
vous aurez donc les mêmes difficultés qu'elleux pour vous frayer un chemin. Certaines mises en scène proposeront des sur-titres (pas toujours complets), des personnages d'interprètes. Certaines pièces sont écrites de façon bilingue.
Ou encore... certaines pièces vont clairement
jouer avec vous. Genre elles vont vous faire croire que "c'est ça qui se dit" alors que que nenni. On va chercher à vous perdre dans les mots.
Là encore, plus que le sens en lui-même, c'est comment on accède et construit ce sens qui est important.
Doù le fait qu'on ressorte pas
en ayant rien compris. On a forcément compris tiré quelque chose. Juste pas les mots.
Autre paradoxe : les effets de saturation / silenciation. Tu l'auras compris, on parle plutôt beuacoup dans ces pièces.
beaucoup
beaucoup
beaucoup
Mais c'est comme quand tu es dans une foule et que tout le monde parle de plus en plus fort pour se faire entendre :
on entend tout et rien à la fois. Des bribes. Là c'est un peu le même effet. Il y a beaucoup de choses qui sont dites, mais on ne peut accrocher que des fragments, et finalement ce qui devait être dit se perd. D'une certaine façon, on a beau multiplié les langues, ça reste un
théâtre du silence.
D'ailleurs, bon nombre de pièces plurilingues vont traiter d'événements traumatiques (dans mon corpus : violences conjugales, le Titanic, la chute du bloc de l'est, l'holocauste, le 11/09, un schoolshooting)(ha jme fends la gueule quand jfais mes analyses !)
Quand jmen suis rendu compte, jme suis demandé si c'était un biais de mon corpus (15 oeuvres c'est beaucoup, mais peu, je fais pas une étude quantitative). Si jpeux pas parler dans l'absolu, je peux quand même voir une tendance se dégager : le plurilinguisme est souvent utilisé
comme une façon d'échapper au silence. Quand tu ne peux pas nommer une chose, change de langue. Et si tu ne peux pas dans l'autre langue non plus, les silences de chaque langue permette de tracer les contours de l'Indicible, de cette chose qui se cache dans et derrière les mots.
Multiplier les langues, c'est mettre en avant les silences de chacune. C'est aussi constater l'échec de la langue à dire, encore, tout en tentant quand même de lui (leur !) faire dire ce qu'on voudrait qu'elles disent.
On est face à une démarche désespérée qui essaie quand même.
(ha je t'ai pas menti : ces pièces c'est des paradoxes scéniques constants !)
Et il faut ajouter à tout ce joyeux bordel ce que nous spectateurices nous projetons ! Parce que même si tu parles pas allemand, ça t'empêche pas d'avoir ton avis sur la question. Et crois moi, les auteurices vont joyeusement jouer avec notre imaginaire <3
Une langue, c'est du son, du sens, une culture (réelle et fantasmée), une histoire (réelle et fantasmée), et tout ça, c'est présent. C'est utilisé par les auteurices. Et on y fait nous aussi appel quand on est confronté à tout ça.
Mon travail de mémoire ça avait d'ailleurs été
d'analyser la représentation des cultures par le biais de la langue dans ces pièces... C'est encore un peu présent dans mon travail de thèse, même si je me concentre plus sur la construction du sens, et le triangle sens - son - voix (parce que qui de mieux qu'un schizophrène pour
disséquer ça, je te le demande ?)
Pour la thèse, on a d'ailleurs ajouter un corpus (et une co-direction du coup) musical justement pour pouvoir confronter ça. En étudiant des oeuvres musicales, là aussi plurilingues, je devrais pouvoir mieux comprendre comment tout ça s'articule.
(enfin sur le papier c'est ça le projet :D)
Voilà grosso merdo les grandes lignes de mon travail de thèse ^^ J'espère que c'était à peu près clair, hésitez pas si c'était pas le cas, ce thread était pas du tout préparé :o
Je vous laisse sur ma citation préférée de mon corpus :

"Jamais ne dis ta douleur en la langue de l'ennemi".
Patrick Kermann - Leçons de Ténèbres
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